Il n’en voyait pas le bout : au milieu de la pièce sens dessus dessous, parmi un amoncellement de vêtements, de CDs, de serviettes et d’assiettes, trônaient déjà cinq grandes caisses de livres remplies à ras bord… Il en avait accumulé tant que cela en quelques années ? Et combien, parmi eux, avait-il réellement lu ?

« Pff… » fit-il en lui-même, dépité, en envoyant valdinguer Le Voyage au bout de la nuit de Céline, qu’il se promettait de lire depuis dix ans, au bas mot. L’ouvrage atterrit directement en haut de la pile qu’il s’apprêtait à enfourner dans la sixième caisse.

Deux jours plus tard, Renaud emménageait avec Emilie. D’ici là, tout devait disparaître dans le studio que ses parents lui avaient loué dès son obtention du bac, rue de Babylone, à 500 mètres de chez eux. Et il n’était pas en avance… C’était cette bibliothèque aussi ! On aurait dit qu’elle contenait un double-fond, tant il parvenait à y extraire de livres, de manière quasi ininterrompue. Tout d’un coup, sa main se figea. Sans avoir besoin de l’examiner, il reconnut sans peine la couverture glacée aux bords écornés. Ah ça, le roman avait beaucoup circulé dans la famille. Il retourna le livre et l’examina de plus près. Tant de souvenirs remontèrent alors à la surface.

Il se revit sept ans plus tôt, en ce début de mois de juillet. Il se rappela la peur au ventre lorsqu’il se dirigeait vers le lycée Victor Duruy qu’il avait quitté un mois plus tôt. L’attroupement devant la grille d’entrée. Les visages fermés, dans l’attente des résultats. La course vers les feuilles punaisées sur le mur d’affichage. Le soulagement, la joie immense en découvrant qu’il avait été reçu avec mention.

Mais le vrai souvenir, c’était un an auparavant. Les épreuves du bac de français. Même s’il avait choisi la voie scientifique, Renaud avait préparé très sérieusement cette matière. Il avait toujours apprécié les cours et, surtout, il savait comme sa réussite dans cette discipline importait à son père, grand lecteur, passionné de littérature. Seulement, le jour J, rien ne se passa comme prévu. Aucune appétence pour aucun des sujets proposés. Rien ne se passait, aucune connexion ne se faisait dans sa tête. Au bout d’une heure, en sueur, proche de l’abandon, il se ressaisit et se décida pour la dissertation : « En quoi l’évocation d’un monde très éloigné du sien permet-elle de faire réfléchir le lecteur sur la réalité qui l’entoure ? »

Il chercha dans ses souvenirs, convoqua Montesquieu, Molière, Stendhal – « Bonjour l’originalité » ne pouvait-il s’empêcher de penser en recopiant ces noms sur sa copie – mais en littérature contemporaine, aucune référence ne lui venait. Le vide intersidéral. Pourtant, Madame Feuillade le leur avait bien répété : « Il faut varier les époques ! » Quelle note pouvait-il espérer s’il rendait une copie moyenne, avec les mêmes auteurs et citations que tous ses camarades ? Que penserait son père, lui qui avait passé tant de temps à lui parler de Sartre, Camus, Aragon, Prévert… ? C’était trop bête, il n’allait pas risquer de le décevoir pour ça !

Pris de panique, il se mit à fouiller dans ce qui lui restait de matière grise et miraculeusement, un nom émergea : Etienne Lauret. Puis un roman, Rien ne sert, et son extrait : « Subitement, une pensée lui vint : voir ce peuple si différent vivre en parfaite harmonie provoqua en lui une profonde tendresse pour les siens. »

Bien sûr, ce nom ne dirait rien à son correcteur – son œuvre encore moins puisqu’il les avait tous les deux inventés – mais Renaud doutait sérieusement qu’il puisse avoir le temps de googliser le personnage.

Il sortit du lycée avec le sentiment du devoir accompli, descendit la rue de Babylone le cœur léger et tourna dans la rue Vaneau le sourire aux lèvres. Mais quand il arriva chez ses parents, ce fut la douche froide.

« Quoi ?! Mon fils serait un menteur ! hurla son père lorsque Renaud lui eut avoué la supercherie. Renaud, est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? C’est inacceptable ! »

Au dîner familial, quelques heures plus tard, son père était méconnaissable. Toujours profondément affecté par la tromperie, il avait les yeux rouges et gardait le silence. Au dessert, il se leva sans un mot et s’enferma dans son bureau jusqu’au coucher. Au petit matin, alors que son épouse et sa jeune fille dormaient paisiblement, il entra en trombes dans la chambre de Renaud.

« Mon fils, tu ne seras pas un menteur. J’ai trouvé la solution, laisse-moi faire. »

Encore à moitié endormi, Renaud n’eut pas la moindre idée de ce que son père voulait dire mais remarqua, dès le dîner suivant, le retour de l’harmonie familiale. C’était amplement suffisant. Tout juste nota-t-il les heures que son père passaient enfermé dans son bureau, le soir et le week-end.

Au bout de six mois à ce rythme, un beau dimanche de juillet, le père sortit de son bureau les joues en feu, au bord de l’hystérie.

« Réunion familiale ! Tous dans le salon ! » cria-t-il à tue-tête.

Lorsque son épouse et ses deux enfants furent assis dans le canapé, il se plaça face à eux et jeta sur la table basse, devant lui, un paquet de feuilles blanches.

« Voilà le travail ! reprit-il, avec fierté.

_ Qu’est-ce que c’est ? demanda sa femme, doucement.

_ Lisez ! »

Renaud s’empara de la pile de feuilles dont la tiédeur indiquait leur récente sortie de l’imprimante.

Le titre lui sauta au visage. Rien ne sert. Il vérifia le nom de l’auteur sur la partie supérieure à gauche : celui d’Etienne Lauret était bien indiqué.

« Mais Papa ! Je…

_ Je t’avais dit que j’allais arranger ça. Je vais maintenant le faire publier, à compte d’auteur s’il le faut ! Mais jamais l’un des miens ne pourra être traité de menteur. »

Et il tint parole. Les maisons d’édition à qui il envoya son roman refusèrent l’histoire de ce journaliste qui passe un hiver dans un village mongol retiré de la civilisation. Alors il le fit publier lui-même, à ses propres frais.

Le jour des résultats du bac, lorsqu’il retourna chez ses parents leur annoncer la bonne nouvelle, Renaud trouva son père avec un paquet à la main. En déchirant l’emballage bordeaux, il sentit sous ses doigts une couverture glacée qu’il n’oublierait jamais.