De sa lèvre inférieure au tréfonds de sa chemise, le narrateur a une cicatrice qu’il dissimule sous une écharpe. Le jour, il est comptable au sein d’une entreprise et, isolé dans son bureau, il compte et recompte des colonnes de chiffres. Le soir, il retrouve Sam, Thomas et Lisa au café. Au fil des années, ses compagnons de comptoir sont devenus des amis. Pourtant, jamais il ne s’est confié à eux. Mais un jour il décide d’ôter le cadenas de son armoire à souvenirs…

« J’ai un poème et une cicatrice ». Ainsi débute (joliment) le premier roman solo de Gilles Marchand, le second que je lis après Un funambule sur le sable. Ce dernier a été un gros coup de coeur et je craignais d’être déçue par Une bouche sans personne. Mais cela n’a pas du tout été le cas, au contraire. J’ai retrouvé la même fantaisie en dépit de thèmes forts – ici, la solitude, le poids de l’Histoire, la mort – mais aussi des thèmes similaires comme l’amitié et la différence.

Un jour, l’écharpe du narrateur se tache alors qu’il buvait son café, révélant ainsi à ses amis une partie de la cicatrice qu’il s’évertue tant à cacher. C’est cet incident qui va le conduire à dévoiler son histoire, soir après soir, en commençant par raconter des souvenirs de son grand-père tant aimé, Pierre-Jean. D’abord destinée à ses amis, celle-ci finit par être un rendez-vous attendu par tout le quartier, tant le public dans le café grossit au fur et à mesure. Mais la fin, la révélation de ce drame à l’origine de tout, c’est à Thomas, Sam, et la belle Lisa, dont il est secrètement amoureux, qu’il la réserve.

Il y a tellement de choses décalées, fantaisistes, surréalistes dans ce roman que c’est un bonheur de voir où Gilles Marchand va nous conduire et quels arrangements fait le narrateur avec la réalité. On peut citer par exemple les poubelles qui s’entassent dans son immeuble, suite au décès de la concierge, à tel point qu’on est obligé d’y creuser un tunnel afin de permettre aux habitants de le traverser. Ou Sam qui reçoit des lettres de ses parents alors que ceux-ci sont enterrés depuis longtemps. Ou enfin Thomas, qui a du mal à se remettre de la mort de ses enfants alors qu’il n’en a jamais eus.

Un autre coup de coeur donc et un roman à lire absolument. Bonne lecture !

 

À offrir à : Un ami à qui vous voulez du bien !

La citation :

Si dans quelques heures on parlera de mon collègue au passé, ma boulangère, comme toutes les boulangères, reste fidèle au seul temps qu’elle connaît : le futur. « Et avec ça vous prendrez », « ça vous fera cinq francs ». Quelle est la règle et d’où vient cette exception de conjugaison, ce privilège autorisant les boulangères à ne jamais utiliser le présent et à bénéficier d’une quasi-exclusivité sur le futur ?

L’anecdote : Gilles Marchand a écrit une première version d’Une bouche sans personne il y a 10 ans, qui était rangée au fond d’un tiroir.

En pratique : Publié aux éditions Aux Forges de Vulcain, 260 pages, 17 € et en poche aux éditions Points, 7,40 €.