Tous les matins, il quittait sa maison de la rue Meslay, proche du Grand Châtelet, pour se rendre à son atelier, à deux pas du village Montmartre. Il parcourait les deux kilomètres à pied, à son rythme, en prenant garde à tout ce qui pouvait venir des airs ou de la terre. Il avait appris, comme chaque Parisien se déplaçant à pied, à développer une remarquable agilité du regard et était aujourd’hui capable d’anticiper toute collision, quelle qu’elle fût.

Ce matin-là, il pressa le pas, tout impatient qu’il était de mettre la dernière main à son Mercure attachant ses talonnières, la sculpture qu’il devait présenter pour sa réception à l’Académie des Beaux-Arts. Pas encore entièrement satisfait du buste du dieu romain, il souhaitait dédier sa matinée à un nouveau travail de polissage.

En vrai perfectionniste, c’est finalement la journée entière qu’il consacra aux retouches de son travail, si bien que lorsqu’il sortit, il faisait déjà nuit. Alors qu’il refermait la lourde porte en bois et s’apprêtait à rentrer chez lui, il entendit un ensemble de bruits mêlés, sorte de vacarme innommable qui lui glaça le sang. Son atelier était situé dans une zone calme, au-delà des grands boulevards, et seuls les râles des chiens errants venaient d’habitude troubler ses pensées. Il avança de quelques pas vers la source de lumière qu’il devinait postée au-dessus de lui. Une bande d’individus, venus d’on ne sait où, le bouscula avant même qu’il eût pu lever les yeux. Aux oubliettes sa vision fine et sa capacité d’anticipation ! Il se retourna et eut une vision telle qu’il pensa d’abord être dans un mauvais rêve. Autour de lui, circulaient des hordes de gens bruyants, dans ce qui lui sembla être un décor de hautes habitations, éclairées de toutes parts par des lampes d’une puissance encore inédite. A ses pieds, la terre habituelle qui remplissait malgré lui ses souliers à la fin de chaque journée avait été remplacée par un matériau paraissant dur et froid, de couleur grise. Il tapota le sol du pied pour vérifier ses impressions et sursauta, tant il fut surpris par sa rudesse. Le tapage ambiant n’était pas seulement dû aux échanges animés entre les personnes qui croisaient son chemin. Un brouhaha indescriptible, fait de rires, peut-être de cris, et de sons variés au sein desquels il lui semblait parfois déceler un semblant de mélodie, l’enveloppait. Quel rêve étrange que celui-ci ! Il devait vraiment être extenué, avec la présentation de sa sculpture, pour imaginer de telles sottises ! Mais le fait d’avoir cette réflexion ne prouvait-il justement pas qu’il était bien éveillé et que la situation qu’il était en train de vivre n’était rien d’autre que la réalité ?

Il fut alors saisi d’une peur immense. Pourquoi se trouvait-il ici et surtout, comment en partir ? Alors qu’il était perdu dans ses pensées, deux jeunes filles dont l’accoutrement le stupéfia – elles étaient vêtues comme des hommes ! – passèrent devant lui en riant. Il prit alors la décision de remonter la rue vers le village Montmartre, d’où provenaient la majorité des sons et des illuminations. Les quelques personnes étranges qu’il croisa en chemin lui jetèrent des regards perplexes ou amusés. Au bout de quelques mètres seulement, il arriva sur une place où régnait une agitation comme il n’en avait jamais vue auparavant. Un mélange de couleurs, de lumière et de bruits qui lui donnait le tournis. Et pourtant les rues de Paris où il avait ses habitudes étaient tout sauf une promenade de santé ! Sur sa gauche, il découvrit avec stupeur la façade d’un immeuble entièrement recouverte d’un panneau avec des lettres dont la puissance et la couleur lui firent mal aux yeux. Il déchiffra « Folies Pigalle ». De quoi diable pouvait-il s’agir ? Il fit quelques mètres et fut abordé par un homme de petite taille, sans cheveux, entièrement vêtu de noir. Après s’être placé au milieu de la rue, en quelque sorte pour lui barrer le passage, l’individu s’approcha de lui et commença à lui parler dans le creux de l’oreille.

« Hé l’ami, si c’est nous que tu cherchais, tu viens de nous trouver.

Il s’écarta de l’homme pour lui répondre.

— Je cherche mon chemin. La rue Meslay, vous connaissez ?

_ Je connais Svetlana et Irina qui, elles, t’attendent. Des poupées russes comme tu les aimes ! Regarde, c’est là que ça se passe. »

Devant l’air goguenard de l’homme, il jeta un oeil dans le lieu qu’il lui indiquait du doigt. Derrière les épais rideaux et malgré la pénombre, il devina une scène sur laquelle semblait se trouver une femme quasiment nue. Une femme nue ! Sur une scène ! Quelle cité pouvait-elle bien donner libre cours à de telles mœurs ? Se pouvait-il qu’il ait tant marché sans s’en apercevoir ? Choqué par cette vision, il dépassa l’homme sans un mot.

Quelques pas plus loin, alors qu’il se dirigeait vers une nouvelle façade qui attirait son attention de l’autre côté de la rue, il manqua de se faire renverser par une structure métallique roulante, plus rapide qu’un cheval au galop. Un peu sonné, il vit un homme aux cheveux ras, affublé d’une sorte de culotte longue, sortir de sa machine, l’air excédé.

« Tu peux pas regarder quand tu traverses, Ducon !

—Je vous demande pardon, cet endroit m’est inconnu.

L’homme, qui s’était approché, le détailla rapidement.

—Tu vas à une fête déguisée ? Eh ben, t’as pas lésiné sur le costume !

— Pouvez-vous m’indiquer la route du Grand Châtelet ? Je crois m’être égaré.

Derrière lui, d’autres machines attendaient et un son strident, fort désagréable, se fit entendre.

— Tu m’as pris pour un plan de Paris ? Allez j’y vais, j’ai pas que ça à faire, moi. »

L’homme reprit place dans son engin et repartit si vite qu’il le frôla presque.

Il recula de quelques pas et, à présent à l’abri, s’assit brusquement. Le sol était d’une dureté sans nom, mais il n’en avait que faire. Il se sentait tellement fatigué, tellement perdu ! Il sentit que ses nerfs étaient sur le point de lâcher et se laissa aller. Très vite, il fut rattrapé par un torrent de larmes, d’une violence telle que sa respiration se fit difficile. Il demeura un certain temps ainsi, la tête dans les mains. Ce n’est que lorsqu’il sentit le contact de quelque chose ou de quelqu’un contre son épaule qu’il ouvrit les yeux. Un homme lui parlait, sans doute depuis plusieurs minutes.

« Monsieur ? Monsieur ? Vous m’entendez ? »

Il se releva brusquement et se trouva face à un homme vêtu d’un costume et d’un chapeau bleus. Un rapide coup d’œil autour de lui et il vit avec un dépit immense qu’il était toujours au même endroit.

« Ah bonsoir monsieur. Tout va bien ?

— Je me suis égaré, il me semble.

— Oui c’est ce qu’on dirait. Vous me montrez vos papiers ?

— Quels papiers souhaitez-vous que je vous fasse voir ?

—Bon il est tard, je n’ai pas envie de plaisanter. Vos papiers d’identité, monsieur.

— Je n’ai pas cela, je ne sais pas ce dont il s’agit.

— Nous allons régler ça au poste. Suivez-moi monsieur.

— Au poste ? Quel poste ? Ecoutez monsieur, laissez-moi simplement vous dire mon nom ! Je suis Jean-Baptiste Pigalle.

— Haha ! Et moi je suis Robert Lepic ! Allez, on y va gentiment. »

Bérengère de Chocqueuse