Je sais pas vous, mais moi je trouve que c’est pas facile d’être un petit garçon. Enfin, je veux dire : un garçon pas grand. Eh oui, je suis le plus petit de ma classe… De la 6e B au collège Auguste Rodin. Il y a pas mal de types à l’école qui se moquent de moi. Ils rigolent quand je passe à côté d’eux, ou alors m’appellent « le nain », « le troll », « Passe-partout »… Quelle imagination, n’est-ce pas ? Moi je fais celui qui n’entend pas. Quand j’arrive chez moi, je fais comme si de rien n’était, j’ai pas envie que ma mère se tracasse pour ça… Parfois, elle me dit : « la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe ». Ou alors : « tout ce qui est petit est mignon ». J’essaie de me répéter ça le plus souvent possible. Mais parfois, y’a rien à faire : après une journée de « minus » par-ci, « microbe » par là, j’ai plus envie d’être zen. Je m’enferme dans ma chambre et je pleure un bon coup. Tout doucement, pour que ma mère se doute de rien.

Aujourd’hui par exemple, c’était un jour sans. Nathan et Lucas m’attendaient au début du boulevard Arago, pas loin du métro Gobelins. Je les avais bien vus, je pensais juste qu’ils allaient se foutre de moi, comme d’habitude. Cette fois-ci, ils m’ont carrément craché dessus ! J’ai senti leur infâme bave dégouliner le long de mon oreille droite. J’avais les larmes au bord des yeux, mais j’ai serré les poings le plus fort possible pour qu’elles restent bien au chaud.

J’aimerais tellement être un mec super grand et musclé ! Tout le monde aurait peur de moi. Et ceux qui m’embêtent, je leur casserais la gueule. Ou alors si j’avais de supers pouvoirs, je m’enfuirais très vite, en quelques secondes. Les types resteraient comme des imbéciles, sans savoir ce qui s’est passé.

Vous allez me prendre pour un fou, mais mon rêve, c’est de me faire piquer par une araignée radioactive ! J’aurais une force incroyable, je pourrais m’accrocher aux murs comme Spiderman, et je sentirais les dangers venir. Alors les araignées, je les tue jamais. Mon copain Alexandre – dit Alex – il en a très peur. Dans sa maison en Bretagne, il y en a plein ! J’aime bien y aller, je me dis que parmi elles, il y a peut-être celle qui changera ma vie.

Allez, je vais me coucher maintenant, j’ai une interro de maths demain, et la prof, elle rigole pas !

***

J’ai entendu le réveil sonner mais je reste sous ma couette, encore quelques minutes. Ma mère finira bien par venir me tirer du lit ! Elle s’approche déjà, je reconnais ses petits pas sautillants. Elle ouvre la porte d’un geste décidé, et lance un : « Benjamin, tu as vu l’heure ? Allez debout, vite ! ». Comme je reste immobile, elle s’avance vers moi. Tout d’un coup, elle pousse un cri, repart presque en courant. Je l’entends dire à mon père : « Bruno, Benjamin a disparu ! » C’est quoi cette histoire ? Elle m’a pas vu ou quoi ?

Je me lève d’un bond, il faut que j’aille la rassurer. Je fais un grand pas vers la porte, et là crac ! On dirait que mon pyjama a rendu l’âme. Je jette un coup d’œil et là, je n’y crois pas : il y a de grandes jambes poilues dans mon pantalon ! Mais qu’est-ce qui se passe à la fin ? Je cours voir mes parents dans la cuisine, mais quand ils m’aperçoivent, ils se lèvent, affolés, comme s’ils avaient vu un fantôme.

« Qui êtes-vous jeune homme, qu’avez-vous fait de notre fils ? demande mon père, à deux doigts de pleurer. J’ai peur, je l’ai jamais vu comme ça.

_ C’est une blague papa ?

_ J’appelle la police. »

Pendant que mon père compose un numéro sur son portable – elle est vraiment pas drôle cette blague – je file aux toilettes. Là aussi, je vois qu’il y a quelque chose de pas normal ! Je me lave les mains et lève les yeux pour me regarder. Je dois avoir une tête de déterré pour que même mes parents ne me reconnaissent pas. Non mais c’est pas possible !! Qu’est-ce qui m’arrive ? Ce que j’ai devant moi, c’est pas moi ! C’est un type qui me ressemble, avec les cheveux qui lui tombent sur les oreilles, des boutons sur le front, des poils éparpillés sur les joues, et surtout, une bonne quinzaine de centimètres de plus ! J’essaie de rassembler mes esprits : qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Qui est ce type ?

Tout d’un coup, alors que mon père se met à tambouriner sur la porte – « vous êtes fait comme un rat, mon petit gars, la police arrive dans 2 minutes ! » – j’ai un flash : ce type pas jojo, boutonneux et maigrichon, c’est moi ! Enfin, c’est moi dans 4 ans, à 16 ans ! J’ai entendu parler de la puberté, je sais que ça change le corps et que c’est pas facile de s’y faire. Et puis je vois bien à quoi ils ressemblent, les mecs du lycée. À ça ! Ils essaient de se donner un genre mais au fond, ils sont mal dans leur peau. Merde ! Mes parents ont vraiment appelé la police !

La sonnette d’entrée retentit. Ils sont rapides, ces flics ! Qu’est-ce qu’ils me veulent ? J’ai rien fait, moi ! Je me suis enfermé à double tour, ils devraient mettre un peu de temps à me déloger de là. Pourtant, trente secondes plus tard, j’entends de gros coups sur la porte. Ils veulent la défoncer ! Ils y vont pas de main morte : le bois commence déjà à se fendiller. Tout d’un coup, la porte vacille et je fais un bond en arrière. Deux agents m’attrapent par les bras. Ils me font mal ! Il y en a un qui sort une paire de menottes et me la met aux poignets. Le contact du métal froid me fait sursauter.

« Alors monsieur, qu’avez-vous fait de Benjamin ? me demande un autre type, resté jusque-là en retrait.

_ Mais c’est moi Benjamin ! Papa, maman ! Vous voyez pas que c’est moi votre fils ?

Mes parents secouent la tête. Je remarque que ma mère a les yeux rouges, bouffis.

_ On va l’emmener au poste et le cuisiner, ne vous en faites pas » reprend le policier.

Ils me tirent vers l’entrée. J’essaie de résister, mais ils sont trop forts ! Je vois mes parents s’éloigner. Je leur crie une dernière fois : « Papa ! Maman ! C’est moi, votre fils, Benjamin ! Né le 3 août 2003 ! »

Tout d’un coup, je sens une main chaude sur mon épaule. Et la voix de ma mère ! Elle est redevenue toute douce, elle me dit « Mais oui mon chéri, je sais bien que tu es né le 3 août 2003, c’était le plus beau jour de ma vie ! »

Je me frotte les yeux, et n’en reviens pas : je suis à nouveau dans ma chambre ! Un coup d’œil à mes jambes : elles sont redevenues toutes petites, alléluia ! Ma mère me prend dans ses bras, je sens l’odeur familière de sa crème mélangée à son parfum. Je ne veux changer ça pour rien au monde, je suis tellement bien comme je suis !

Bérengère de Chocqueuse