A 6h30, il se réveilla en sursaut et ouvrit un œil : rien de plus que la gardienne de l’immeuble voisin qui sortait les poubelles. Rassuré, il referma les yeux et remonta son sac de couchage. Une heure et demie plus tard, les cris et rires des enfants qui prenaient le chemin de l’école le tirèrent d’un sommeil agité. Il se leva, enroula son duvet et le plongea dans son sac à dos, au milieu de son pantalon, ses t-shirts et ses caleçons. Il regarda derrière lui et, voyant qu’il n’avait rien oublié, partit en direction du Saint-Raymond, situé à l’angle de la rue Réaumur et de la rue Saint-Denis.
Il vivait dans la rue depuis un an mais dans ce quartier depuis quelques mois seulement. Le patron du café, le bien-nommé Raymond, avait pris sous son aile ce trentenaire tout timide, qui s’offrait une bière pression une fois par semaine et dont il semblait savourer chaque gorgée, comme un nectar divin. Il avait proposé à Adrien de garder ses affaires pendant la journée, et d’utiliser le lavabo en sous-sol pour se laver les dents. Ce n’était pas grand-chose, mais cela offrait au jeune homme non seulement un semblant de vie sociale, qu’il appréciait particulièrement, mais aussi la garantie de retrouver ses affaires à la nuit tombée.
Comme tous les matins, il poussa la porte en verre du café et aperçut immédiatement Raymond, au téléphone derrière le comptoir, qui lui adressa un signe de tête amical. Alors qu’il se dirigeait vers l’escalier qui menait au sous-sol, il dépassa un jeune serveur d’une vingtaine d’années, qui ignora copieusement son sourire. Adrien passa son chemin en laissant échapper un soupir. Il n’apprécie pas que j’utilise les toilettes du bar et alors ? pensa Adrien. Il croisait fréquemment ce genre d’individus hostiles, et essayait de faire en sorte que cela l’atteigne le moins possible.
Il était encore perdu dans ses pensées lorsqu’il la vit. Assise de l’autre côté de l’escalier, un ordinateur devant elle, l’air concentré par ce qu’elle lisait. Son cœur se serra dès qu’il l’aperçut. Ce n’était pas possible ! Et pourtant : il reconnut facilement les yeux noisette, légèrement en amande, les taches de rousseur et la chevelure blond vénitien. Quinze ans s’étaient écoulés, mais elle avait à peine changé. Elle lui semblait même plus jolie qu’avant, sans ses joues rondes et ses cheveux coupés court. Laura, son amour de lycée. Elle était donc revenue à Paris ? Après le bac, elle avait tout quitté (lui y compris) pour vivre le rêve américain à New York. Malgré tout, il avait toujours pensé qu’ils se retrouveraient quelques années après. Et puis les mails s’étaient espacés avant de devenir très rares, il avait perdu son travail puis son appartement, et voilà. Quinze ans passés dans un souffle.
Naturellement, il voulut contourner l’escalier pour aller lui parler mais eut subitement un mouvement de recul. Comment allait-elle réagir s’il se présentait à elle avec son jean élimé et sa veste tachée ? Mal rasé, les joues creusées et les yeux cernés, il savait que cette dernière année lui avait fait prendre dix ans. Dorénavant il évitait de croiser son regard dans la glace, histoire de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Non, il préférait encore qu’elle garde l’image du lycéen drôle et en pleine santé.
Lorsqu’elle se mit à effectuer un léger mouvement de tête, semblant indiquer une rotation dans sa direction, il prit peur et fonça au sous-sol. Il se lava les dents avec hâte, craignant plus que tout de la rencontrer ici, dans cet endroit exigu, et remonta les marches au pas de course. Un coup d’oeil dans sa direction et il la vit debout, en train de regrouper ses affaires et de ranger son ordinateur dans sa pochette. Alors qu’elle mettait son sac sur l’épaule et s’apprêtait à partir, Adrien fut pris d’une impulsion soudaine et, vingt secondes après elle, sortit du bar. Il la suivit alors qu’elle traversait la rue Réaumur en direction du grand magasin de déstockage Kookaï. Il attendit patiemment qu’elle pénètre dans le grand bâtiment et qu’elle en ressorte, une heure plus tard, les bras alourdis de paquets. Il descendit à sa suite dans le métro, se rendit comme elle à Parmentier, demeura à proximité lorsqu’elle déjeuna en terrasse avec une amie, et la suivit enfin jusqu’en bas d’un immeuble de la rue des Vinaigriers dans le 10e. Pendant tout ce temps, il demeurait perdu dans ses pensées, comme hypnotisé par la vision de Laura. Il avait pourtant prévu, ce jour-là, de se rendre dans une agence d’intérim pour laquelle il avait effectué une mission de manutentionnaire il y a deux mois de cela et de passer au Pole Emploi. C’était comme si, depuis qu’il avait revu Laura, il n’était plus libre de ses mouvements. Comme s’il était condamné à la suivre, où qu’elle aille.
Le soleil commençait à faiblir lorsqu’elle sortit de l’immeuble où elle s’était engouffrée quatre heures plus tôt. Comme elle, il reprit le métro jusqu’à la station Réaumur-Sébastopol. Avec stupeur, il la vit pénétrer dans un immeuble qu’il connaissait bien, à quelques numéros seulement du lieu qu’il s’était choisi pour y passer ses nuits. Il eut du mal à en croire ses yeux : depuis un an, elle était si près de lui, à une centaine de mètres, sans qu’il en ait eu la moindre intuition ! Ce soir-là il s’endormit heureux, avec la sensation étrange que sa vie avait pris un nouveau tournant.
Le lendemain matin, il retourna au café, en priant intérieurement pour que Laura soit là. Par miracle, il la remarqua à travers la vitre, à la même place que la veille. À peine entré, il croisa le visage interloqué de Raymond et alla immédiatement le voir au comptoir.
« Eh ben alors, tu as disparu hier mon grand ? J’ai cru qu’une mouche t’avait piqué…, lui fit-il de sa voix de stentor.
_ Je suis désolée Raymond, dit Adrien en chuchotant presque, pour ne pas éveiller l’attention de Laura. J’ai retrouvé quelqu’un de très important pour moi, mais je n’ai pas envie qu’elle me voie comme ça. Je te raconterai tout cela le moment venu. Tiens, je te laisse mon sac, si tu veux bien. »
Raymond attrapa le vieil Eastpack d’un air suspicieux, pendant qu’Adrien allait se placer contre le comptoir, à une position stratégique qui lui permettait de surveiller Laura sans être vu. Quelques minutes plus tard, le scénario de la veille se reproduisit et, guidé par un étrange élan, Adrien bondit comme un clown sorti de sa boîte, à la poursuite de Laura.
Pendant une dizaine de jours, la vie d’Adrien ne tourna qu’autour de Laura. C’était tout ce qui comptait désormais : il était littéralement envoûté par son ancien amour.
Et puis, un matin, il vit avec stupeur que sa place habituelle, derrière l’escalier, était vide. Il crut à un simple empêchement, mais le lendemain, c’était la même chose, ainsi que le surlendemain. Pris de panique, Adrien se mit à la guetter en bas de son immeuble, à toutes heures du jour et de la nuit, puis élargit ses recherches à tout Paris, mais sans succès. Au bout de six mois à ce rythme, il s’avoua vaincu. Plus jamais il ne la recroiserait.
Cinq ans plus tard, Adrien s’était marié et avait retrouvé du travail – il était commercial pour une société de traitement contre l’humidité – lorsqu’il se rendit un soir au Saint-Raymond, après un rendez-vous client dans le quartier. Cela faisait trois ou quatre ans qu’il n’y avait plus mis les pieds, depuis qu’il avait quitté le quartier pour un appartement à Bagnolet. Il eut un pincement au cœur lorsqu’il se rendit compte que tout avait changé, du propriétaire à la décoration, en passant par les serveurs. Il s’installa au comptoir et commanda un demi, pied de nez à ses années dans la rue.
Alors qu’il jetait un œil dehors, aux gens qui passaient, il l’aperçut. Il lui fallut se pincer pour y croire, mais c’était bien elle : les cheveux au carré mais toujours le visage constellé de taches de rousseur et les yeux en amande. Elle tenait d’une main une poussette et de l’autre une petite fille châtain.
Le cœur encore battant, il la laissa s’éloigner. Lorsqu’il sortit, elle était devenue un minuscule point, là-bas sur le boulevard.
Bérengère de Chocqueuse