Sonia claqua la porte de son appartement derrière elle et descendit les escaliers au pas de course, entraînée par Spike. Dès qu’elle se dirigeait vers le placard de l’entrée pour y attraper sa laisse, le petit chien se mettait à remuer la queue de façon frénétique, flairant la prochaine balade. À un an, le terrier australien était en pleine forme. Joyeux et vif, il s’était fait à la vie en appartement mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’étaient les promenades au parc Monceau, situé à quelques centaines de mètres à peine. Dès qu’il se retrouvait à l’air libre, c’était lui qui menait la danse. Il connaissait le chemin par cœur : une fois sur l’asphalte, il tournait à gauche et descendait la rue de Prony en sautillant vers la Rotonde du parc, sa maîtresse à bout de laisse. Et gare à Sonia si elle avait un autre parcours en tête !

Ce jour-là, Sonia était plus qu’heureuse de se mettre au vert, ne serait-ce qu’une vingtaine de minutes. Aux prises avec sa thèse qu’elle n’arrivait pas à terminer, elle avait besoin, régulièrement, de souffler. Spike était le compagnon idéal pour cela : attentif, il savait se faire oublier lorsque Sonia avait envie de tout envoyer balader, et lui faire la fête lorsqu’elle prenait une pause bien méritée. Et puis surtout, il lui avait permis de combattre ce sentiment de solitude qui grandissait en elle depuis plusieurs mois.

Moins de trois minutes après leur départ, ils franchissaient déjà les hautes grilles d’entrée en fer forgé. Sonia reprit le contrôle et emprunta l’allée centrale. Avec une autre allée perpendiculaire, la bien nommée Comtesse de Ségur, c’étaient les deux seules voies autorisées aux animaux. Et cela lui convenait bien. Depuis qu’elle avait croisé, aux abords du petit lac et de ses colonnades, l’homme pour qui elle avait développé une haine immense, elle se cantonnait au parcours canin.

C’était il y a quelques mois. Âgé d’à peine huit semaines, Spike venait d’arriver chez elle. L’acclimatation était difficile : le chiot ne cessait de farfouiller dans ses affaires, grignotait ses cahiers et faisait ses besoins au coin du canapé. Sonia, qui terminait un article pour une grande revue de sociologie, essayait d’avoir les yeux partout, sans toujours beaucoup de succès. Au bout de quelques jours à ce rythme, le petit chien commença à refuser la nourriture qu’elle lui donnait et à vomir sur son plancher. Un jour en particulier, elle trouva le jeune Spike particulièrement affaibli et fut prise de panique. Par miracle, un vétérinaire recevait juste à côté, rue de Fortuny, et avait de la place dès le lendemain.

À 16h, Sonia patientait dans la gigantesque salle d’attente du docteur Vanesta. Son petit Spike recroquevillé sur les genoux, elle parcourait du regard les murs blancs ornés de tableaux contemporains lorsque la porte s’ouvrit. Un homme d’une quarantaine d’années, la peau bronzée et les muscles saillants, l’invita à le suivre. Ils empruntèrent un long et large couloir, dépassèrent plusieurs vitrines remplies d’objets d’art, et parvinrent jusqu’à une grande pièce baignée de lumière.

« Installez-vous je vous prie, lui dit-il en désignant deux chaises transparentes en plastique, face à son bureau. Quel est le problème ?

— Spike ne mange plus rien, et malgré ça, il vomit sans cesse. Il a dû perdre pas mal de poids. Je ne comprends pas ce qui lui arrive…

—D’accord, on va voir ça. »

Il prit le chien dans ses bras et partit dans la salle attenante. Quelques minutes après, il revint avec une radio qu’il s’empressa de montrer à Sonia :

« Regardez-moi ça. La radio indique clairement que votre chien a ingurgité quelque chose qu’il n’aurait pas dû.

Sonia observa attentivement la partie qu’il indiquait du doigt : un objet en forme de T se détachait distinctement.

—Qu’est-ce que c’est à votre avis ?

—C’est à vous que je devrais demander ça… Sans doute quelque chose de métallique. Il faut opérer sans tarder. »

La peur au ventre, alors qu’il ne lui inspirait aucune confiance – elle ne pouvait s’empêcher de trouver suspects son bronzage et sa carrure d’athlète – Sonia confia Spike au docteur Vanesta. Elle repartit avec la culpabilité en bandoulière. Le médecin le lui avait bien fait ressentir : c’était de sa faute si Spike vivait avec un objet métallique dans le ventre !

Pourtant le lendemain, le vétérinaire lui rendit le chiot, l’air désolé :

« Nous n’avons rien trouvé Madame. Comme il est petit, nous ne pouvions pas le laisser ouvert sur la table d’opération trop longtemps. Revenez me voir si les vomissements reprennent. »

Mais les vomissements reprirent… Sonia lui achetait les croquettes les plus chères, l’emmenait prendre l’air au parc ou chez ses parents en banlieue, rien n’y faisait.

Au bout d’une dizaine de jours, elle retourna voir le docteur Vanesta qui, comme la première fois, décida d’opérer le petit terrier australien sur le champ.

Seulement, lorsqu’elle revint le chercher le jour suivant, c’est sa jeune assistante qui l’attendait.

« Le docteur Vanesta n’est pas là ? Tout va bien ?

— Tout va bien Madame, rassurez-vous. Spike n’a rien du tout.

Elle partit chercher le petit chien, qui bondit vers Sonia dès qu’il l’aperçut.

— Je ne comprends pas… Il n’a rien ? Et cet objet en T alors, qu’est-ce que c’était ?

— La montre du docteur Vanesta.

— La montre du quoi ?

— Du docteur Vanesta. Elle est apparue sur les radios lorsqu’il tenait votre chien.

— Quoi ?! Vous voulez dire qu’on a opéré un chiot deux fois à cause de l’incompétence d’un docteur ?

L’assistante demeura silencieuse, l’air gênée. Sonia, les joues en feu, le souffle court, prit Spike dans les bras et sortit du luxueux cabinet en courant.

En changeant de vétérinaire, elle comprit que les vomissements étaient dus aux saletés que le chiot avalait ; outre une surveillance stricte, quelques comprimés avaient suffi pour que les choses rentrent dans l’ordre. Après plusieurs jours de colère intense, pendant lesquels elle avait réfléchi à la meilleure stratégie de défense, elle s’était finalement résolue à oublier cette histoire. Après tout, Spike était un chien heureux et en bonne santé.

Mais elle se l’était promis : la prochaine fois qu’elle croiserait le docteur Vanesta en train de faire de faire son jogging – la première fois cette simple vision l’avait paralysée – elle la lui ferait bouffer, sa saloperie de montre en or.

Bérengère de Chocqueuse