À la sortie du métro Place de Clichy, en direction du lycée Jules Ferry, se trouve un kiosque à journaux. De taille moyenne, il est ouvert tous les jours sauf le dimanche, de 5h30 à 20h30. Le mardi cependant, Etienne, l’occupant des lieux, s’autorise une petite entorse à sa routine, et met la clef sous la porte à 19h. Il faut dire qu’un rendez-vous l’attend, qu’il ne manquerait pour rien au monde : tous les mardis, Etienne retrouve sa bien-aimée Liliane.

Liliane vit à Chartres. Tous les mardis à 17h, elle quitte son travail, se rend à la gare et monte dans le train de 17h22. Une heure plus tard, elle arrive à Montparnasse, prend la ligne 13 et attend Etienne en haut des marches du métro.

À 19h passées, lorsque Etienne abaisse son rideau de fer, il a le sourire aux lèvres. Souvent, il a déjà repéré sa douce, passée devant son kiosque à plusieurs reprises, lui adressant un signe de la main. D’autres fois, si le métro a fait des siennes, il sait qu’elle sera tout juste parvenue en haut de l’escalier, le souffle court et les joues rosies, quand il se dirigera vers elle.

À 63 ans, ce nouvel amour est inespéré pour lui. Quand il y a deux ans il s’est séparé de sa femme, avec qui il tenait le kiosque à journaux, il pensait vivre ses dernières années en solitaire, et avec une double charge de travail. Il voyait sa vie concentrée autour du même programme : lever à 5h, ouverture du kiosque une demi-heure plus tard, réception des journaux et des magazines, remplissage des bordereaux de livraison, gestion du stock et accueil des clients jusqu’au soir. Avec Michèle, c’était autre chose : ils pouvaient se répartir les missions et se relayer pour répondre aux clients.

Aujourd’hui, il assume toutes ces tâches tout seul, et doit trouver des âmes charitables pour garder la boutique dès qu’il a besoin de faire une pause quelques instants. Les habitués du kiosque sont devenus ses compagnons, les gérants des trois cafés de la place ses collègues de travail.

Jusqu’à l’année dernière, il avait tiré un trait sur toute vie sentimentale. Cette perspective ne l’enchantait guère, mais il fallait bien qu’il s’y fasse. C’était sans compter l’intervention de René, fidèle lecteur du Monde et de l’Express, tout jeune marié malgré ses 68 ans bien sonnés. Cet habitué lui avait vanté les mérites d’un site de rencontres en ligne, grâce auquel il avait retrouvé l’amour. Etienne n’avait pas Internet, mais René proposa de se charger de tout : création du profil, échanges de messages et sélection des femmes, puis proposition de créneaux de rencontre. Etienne accepta de remettre son destin dans les mains de René. Un dimanche, comme ils ne travaillaient pas tous les deux, Etienne prit le train vers Chartres, pour y faire la connaissance de Liliane. Âgée de 55 ans, elle tenait un salon de coiffure en plein centre-ville et avait une grande fille de 28 ans. Elle lui plut tout de suite. Grande et mince, elle avait de longs cheveux noirs qui lui tombaient sous les épaules. Son regard gris plein de douceur exprimait des envies de tendresse.

Etienne rencontra quelques autres femmes, à Paris et ailleurs, mais malgré la distance, c’est Liliane qu’il désirait. Il retourna la voir et lui avoua ses sentiments naissants. Quand Liliane reconnut les partager, ce fut l’un des plus beaux jours de sa vie.

Depuis quelques mois, Liliane vient à Paris pour y passer la soirée du mardi, jusqu’au petit matin. Le samedi soir, c’est Etienne qui part pour Chartres, et ne rentre que tard le dimanche. Il pense avoir recouvré une seconde jeunesse. Lorsqu’il se regarde dans la glace le matin, ce n’est plus un homme aux cheveux blancs et au visage fatigué qu’il voit, mais un jeune amoureux aux yeux pétillants et au sourire affirmé.

Ce mardi soir, Etienne a déjà remarqué Liliane. Elle est arrivée juste avant 19h, lui a adressé un grand sourire en longeant les présentoirs de journaux puis est retournée l’attendre à sa place habituelle. Seulement, ce n’est pas un jour comme les autres. Hier, alors qu’il sortait de l’Indiana Café pour sa pause de 11h, il a vu Liliane passer devant lui, en le frôlant presque. Le temps de reprendre ses esprits, le cœur battant, il a hurlé « Liliane ! » mais c’était trop tard, elle avait déjà tourné vers le boulevard de Rochechouart. Pourtant, à cette heure-là un lundi, elle aurait dû être dans son salon de coiffure, les ciseaux à la main. Il l’avait pourtant laissée à la gare de Chartres dimanche soir !

Il n’a cessé d’y repenser depuis hier matin. De retourner les choses dans sa tête. D’essayer de comprendre pourquoi elle lui a caché sa venue. Tout à l’heure, il a répondu au sourire de Liliane mais au fond de lui, il bouillonne. En descendant le rideau de fer, il pense à ce qu’il va lui dire. En même temps, il est pris de tristesse. Une femme comme elle ne pouvait pas réellement aimer un type comme lui, vieux, fatigué, qui travaille comme un fou. Elle a forcément rencontré quelqu’un d’autre, plus jeune, plus riche. À son salon de coiffure ? Encore un de ces vieux beaux qui viennent se faire couper les cheveux toutes les semaines et glissent au passage leur numéro dans la poche de leur coiffeuse. À moins qu’elle ne soit restée inscrite sur le site de rencontres ! Elle aurait donc continué à flirter avec des hommes, alors que lui, Etienne, s’imaginait déjà quitter le kiosque pour aller vivre à Chartres ? Finalement quand il était seul, il ne s’imaginait rien, ce n’était pas plus mal.

Il s’approche de Liliane le cœur battant. Elle a un grand sourire.

« Ca va mon chéri ? dit-elle en l’embrassant.

— Oui, mais je préfèrerais qu’on parle d’hier. Tu m’as vu, non ?

— Oui… Tu te doutes déjà de ce que je vais te dire, alors… Je préfère quand même faire les choses bien, suis-moi. »

Le souffle court, il suit donc Liliane qui marche d’un pas rapide. Il remonte avec elle le boulevard de Clichy puis emprunte celui de Rochechouart, un trajet exactement identique à celui qu’il l’a vu suivre hier. Elle veut le narguer, c’est ça ? Il reste en retrait, les mains dans ses poches. Aucune envie de lui tenir la main alors qu’elle s’apprête à le quitter.

Juste après avoir dépassé la chapelle sainte Rita, Liliane s’engage dans une petite rue sur la droite, et s’arrête devant la devanture d’un restaurant. Etienne aperçoit à l’intérieur des tables parfaitement dressées : nappes blanches, verres en cristal, serveurs semblant aux petits soins… L’un des murs de la pièce est entièrement occupé par une bibliothèque de bouteilles de vin, en bois foncé. Quel endroit magnifique ! pense alors Etienne. Pourquoi veut-elle m’emmener là ? Un dîner exceptionnel pour une soirée d’adieu, quelle idée cruelle !

« On entre ? demande Liliane, avec le même sourire vissé au visage.

— Allez, répond Etienne en grognant presque.

Le maître d’hôtel les accueille avec un grand sourire, lui aussi, qui agace particulièrement Etienne. Il le suit malgré lui vers le fond du restaurant. C’est là qu’il la remarque. La table devant laquelle il s’arrête est parsemée de pétales de rose.

— Mais je… je ne comprends pas, qu’est-ce que c’est ?

Liliane se tourne alors vers lui.

— Veux-tu m’épouser, mon chéri ?

Bérengère de Chocqueuse