Il était arrivé à Paris depuis une semaine. Dans son petit village de Haute-Garonne, il ne pouvait espérer trouver une place de serveur en plein mois de mars. Saint-Bertrand-de-Comminges continuait à se vider de ses habitants et son château médiéval ne parvenait plus à retenir les touristes en dehors de la période estivale. Bruno venait de se séparer de sa femme Elodie avec qui il avait monté une petite crêperie, en plein cœur de la ville rose. Si elle avait choisi de rester dans leur appartement, pour lui, il en aurait été de toute façon hors de question. Il n’aurait pas supporté d’affronter tous les matins la multitude de souvenirs qu’ils s’étaient construits ensemble. Il était retourné chez ses parents. Dans leur couple, c’était lui, le sentimental, voilà tout.
Son cousin Fabien lui avait parlé d’une place de garçon de café qui venait de se libérer dans le jardin des Tuileries : le cadre était agréable, les clients, des touristes qui se montraient peu avares en pourboire, et surtout, il lui fallait changer d’air, et vite.
Une pile de CV sous le bras, quelques vêtements jetés à la hâte dans un sac de sport, et il avait sauté dans le premier avion pour Paris.
Son entretien au Café Tuileries s’était parfaitement passé. Son patron, un Auvergnat, l’avait immédiatement mis à l’aise et souhaitait le faire commencer dès le lendemain. Mais surtout, Bruno avait été impressionné par la beauté du lieu. Il en avait un peu honte mais malgré ses précédentes – quoique rares – visites dans la capitale, ce jardin lui demeurait encore inconnu. Ses grandes et larges pelouses parfaitement entretenues, ses fontaines, son musée…Le café lui-même avait du cachet, avec sa devanture blanche et rouge et ses dizaines de tables en fer forgé blanc, disposées autour de l’un des deux petits bassins ronds. Le printemps était au rendez-vous cette année et même si ce n’était qu’un frémissement, il le sentait, la nature commençait déjà à reprendre ses droits.
La semaine s’était déroulée sans fausse note. Ses collègues l’avaient bien accueilli parmi eux et un groupe d’Américains lui avait même laissé un pourboire de 10 euros. Il y avait juste un autre serveur dont il s’était immédiatement méfié. François, la cinquantaine bien sonnée, l’air maladif et les joues rouges, lui avait lancé des regards mauvais dès son arrivée. Bruno le soupçonnait même d’être à l’origine de la disparition d’un billet de cinq euros sur l’une de ses tables, le premier jour. Il était là depuis quelques mois, mais comme il fuyait toute discussion, personne ne savait qui il était ni d’où il venait.
En ce samedi de la fin du mois de mars, Bruno était de bonne humeur et comptait les heures jusqu’au soir. Il se rendrait à l’anniversaire du frère de Fabien et profiterait le lendemain d’un jour de repos plus que mérité. S’il aimait travailler au soleil – ce début de printemps était particulièrement éclatant et la température avait allègrement dépassé les 20 degrés – les heures étaient longues, pleines de clients exigeants.
Vers 18h – plus que deux heures à tenir ! – il servit deux bières à deux jeunes gens entre lesquels il pouvait percevoir une forte attirance, mâtinée de retenue. A tel point qu’il en déduisit qu’il devait s’agir de l’un de leurs premiers rendez-vous. Elodie et lui s’amusaient souvent à essayer de deviner la nature des relations qui unissaient les clients de la crêperie. Ils n’avaient généralement pas de réponses à leurs suppositions, mais se lançaient quand même dans des théories créées à partir des mots saisis ou des gestes volés. Il chassa ces pensées de son esprit et se dirigea vers une autre table de sa zone. Toutes les tables du café avaient en effet été regroupées par zones, puis chacune assignée à un serveur. Comme ses collègues, Bruno était responsable de l’encaissement de ses tables. S’il y trouvait un pourboire, c’était à lui de l’empocher et à personne d’autre. Pas question ici de se partager quoi que ce soit. Contrairement à la crêperie, régnait le chacun pour soi.
Il débarrassa une nouvelle table et, alors qu’il remettait les chaises en place, il vit le petit couple se lever pour partir, sans avoir réglé. Il hâta le pas pour les rattraper : le prix des consommations serait immédiatement déduit de sa paye, déjà loin d’être mirobolante.
« Excusez-moi, vous avez oublié de me régler.
Les deux amoureux se retournèrent.
— Ah désolés, nous avons payé directement après de l’un de vos collègues.
— Un collègue ?
Bruno n’en croyait pas ses oreilles. Le système des zones était suffisamment clair pour que chacun s’occupe de ses propres tables. Il se reprit rapidement.
— Pouvez-vous me dire comment il est ?
— Assez maigre, les joues un peu rouges….
— Ah je vois, les coupa-t-il malgré lui. C’est vraiment incroyable de faire ça !
Bruno était tellement choqué par cet acte de malveillance qu’il en avait presque les larmes aux yeux. Ce n’était que dix euros de perdus, mais au-delà de la somme, il ne supportait pas l’idée qu’on puisse vouloir lui faire du mal, sans raison.
— Comment ça ? demanda le jeune homme.
— Ca fait une semaine que je travaille ici et ce n’est pas la première fois qu’il me fait ça. Je viens du Sud et franchement, c’est dur ici.
Devant l’air contrit des deux jeunes, Bruno s’en voulut de s’être épanché de la sorte. Il les salua rapidement et repartit vers le café. En chemin, il croisa François qui esquissa un sourire narquois. C’en était trop : qu’avait-il fait à ce type pour qu’il puisse chercher à le voler ? Cette fois-ci, il l’avait démasqué, mais qui sait combien de fois dans la semaine il s’était fait avoir, comme un bleu ? On lui avait dit que Paris était une ville difficile, que les gens étaient durs, qu’il ne s’y ferait pas d’amis. Il n’avait pas voulu croire tous ceux qui l’avaient mis en garde, mais peut-être étaient-ce eux qui avaient raison ?
Il était à deux doigts de jeter son tablier lorsqu’il vit le petit couple se diriger vers lui. La jeune fille déposa une pièce dans sa main et lui glissa, avant de tourner les talons :
« C’est pour vous, et tenez bon ! ».
Le sourire aux lèvres, il repartit vers de nouveaux clients.
Bérengère de Chocqueuse